Cet article a été initialement publié le 24 août 2022 dans le Montreal Gazette.
Qu’il s’agisse des nouvelles concernant l’assèchement du lac Mead, le réservoir d’eau avec la plus forte capacité des États‑Unis, ou du lancement récent et très médiatisé de la stratégie de la Californie pour régler le problème croissant des pénuries d’eau, nombre de circonstances peuvent amener les gens à se demander si le Canada finira par exporter son eau douce vers le sud.
Les Canadiens sont facilement interpellés par l’idée que leur eau puisse être exportée massivement chez leurs voisins assoiffés des États‑Unis. Après tout, c’est un enjeu qui touche de près à notre souveraineté nationale. C’est un scénario que les Canadiens peuvent aisément comprendre et anticiper. En effet, on peut facilement imaginer une situation où les eaux canadiennes couleraient à flots du nord vers le sud – ou de haut en bas sur une carte de l’Amérique du Nord –, comme si on ouvrait un gigantesque robinet, même si bon nombre de rivières transfrontalières s’écoulent plutôt du sud vers le nord.
Cependant, les grands projets de génie hydraulique des années 1950, comme le projet GRAND Canal de Thomas Kierans ainsi que le projet d’Alliance nord-américaine pour l’eau et l’énergie, mis de l’avant par le service du génie de l’armée des États‑Unis, ont été conçus alors que la démesure technologique de l’ère moderne était à son apogée. Il s’agit d’une époque où la conscience environnementale n’était pas la même qu’aujourd’hui, et qui remonte avant l’adoption du long processus d’évaluation environnementale qui accompagne aujourd’hui les grands projets de toutes sortes.
Heureusement, l’ensemble des provinces, propriétaires de la ressource en question, ont pris des mesures pour interdire le captage massif d’eau sur leur territoire (le Nouveau‑Brunswick impose un processus d’approbation au cas par cas). Par ailleurs, même si l’ALENA a déjà soulevé des craintes par rapport à la souveraineté du Canada en ce qui concerne l’eau douce, l’ACEUM les a dissipées dans une vaste mesure. Plus précisément, ce dernier accord prévoit une exemption aux dispositions du chapitre 11 sur le controversé mécanisme de résolution des différends entre les investisseurs et les États prévu dans l’ALENA. Ce mécanisme faisait craindre la possibilité – du moins, en principe – que des gouvernements canadiens soient obligés de payer de fortes sommes à des intérêts privés étrangers si on empêchait ces derniers d’exporter de l’eau du Canada en vertu de dispositions législatives et réglementaires jugées contraires aux principes du libre-échange.
Le gouvernement fédéral a également érigé un rempart juridique contre toute menace de captage massif des eaux limitrophes et transfrontalières.
En effet, en 2002, le gouvernement de M. Chrétien a fait adopter des modifications à la Loi du traité des eaux limitrophes internationales, qui interdisent le captage massif des eaux limitrophes canadiennes, dont les eaux des Grands Lacs.
Pour ce qui est d’exploiter le cours naturel des rivières transfrontalières afin d’acheminer nos eaux vers le sud, le projet de loi C‑383, devenu loi en 2013, a modifié la Loi sur les ouvrages destinés à l’amélioration des cours d’eau internationaux afin d’interdire la délivrance d’un permis pour relier des eaux intérieures à « un cours d’eau international si [cela] a pour objet ou pour effet d’augmenter le débit annuel de celui-ci à la frontière internationale ». En outre, il empêche toute province de construire une canalisation qui transporte de l’eau vers les États‑Unis. Une canalisation est considérée de la même façon qu’une rivière transfrontalière au titre de la Loi. Elle est donc visée par la même interdiction d’utiliser un conduit aux fins d’exportation de l’eau. Même si un tribunal rejetait cette interprétation, l’objectif déclaré des modifications à la Loi, soit « la prévention des risques de dommages environnementaux qui découlent des pertes d’eau permanentes dans les écosystèmes canadiens », constituerait une solide garantie juridique.
Certains pourraient malgré cela insister sur l’importance des retombées économiques de la vente de l’eau à l’étranger. Ces promoteurs pourraient même tenter à l’occasion de faire appel à nos sentiments en invoquant l’obligation morale de garantir le droit fondamental de l’accès à l’eau pour ceux qui n’ont pas des réserves d’eau aussi abondantes que les Canadiens. En réponse à ceux qui s’opposent aux effets environnementaux du captage massif de l’eau à des fins d’exportation aux États‑Unis ou ailleurs, ils proposeront de mesurer les « surplus » en eau du Canada comme condition préalable à l’exportation. Or, dresser l’inventaire définitif des réserves en eau relève de l’impossible. Il est aussi illusoire que présomptueux de croire qu’on pourrait y parvenir, étant donné la complexité des écosystèmes et la difficulté de prévoir les effets des changements climatiques sur ces écosystèmes et sur les eaux qu’ils contiennent. Heureusement, l’opinion publique a toujours défendu farouchement notre ressource la plus précieuse, et c’est pourquoi les gouvernements, au fédéral ou dans les provinces, se sont dotés de mécanismes complexes afin d’éviter que la sécurité de notre eau ne soit compromise.
Francis Scarpaleggia est député de Lac‑Saint‑Louis, une circonscription de l’île de Montréal, et président du Comité permanent de l’environnement et du développement durable de la Chambre des communes.